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À petits pas – 3ème étape : À la rencontre des nomades : du lac Tso Kar au lac Tso Moriri, immersion chez les Chang Pa, les nomades du Changtang

Le Taglang La (5200 m), Porte d’entrée du Changtang

Notre séjour chez les Urghain prend fin et nous leur promettons de revenir l’an prochain. Jigmet, tout juste rentré de Leh, nous montre tout sourire une photo de sa fille qui a des yeux pétillants et des joues à croquer. Lhamo est aux anges et l’assène de questions sur la taille de ses pieds, la couleur de ses yeux et le nombre de mots qu’elle connait (alors qu’elle est née il y a seulement dix jours) …

Il est temps de prendre la route pour rejoindre le lac Tso Kar. Oui, la route ! Tenzin, Lhamo, Jigmet, Dorje et moi nous laissons conduire en écoutant des tubes Bollywoodiens. Angchuk, lui, est parti avec King et les mules cette nuit pour rejoindre à cheval notre campement de ce soir. Nous prenons vite de l’altitude et admirons les paysages époustouflants au gré des lacets de la route tracée dans la roche, la terre et la glace, et atteignons rapidement le col Taglang La (5200m), deuxième plus haut col carrossable au monde. Le Taglang La est la porte d’entrée au Changtang lorsque l’on vient de Leh. Devant nous, le spectacle sur les montagnes et les larges vallées dénudées à perte de vue est saisissant. A la descente, on aperçoit des camps d’ouvriers bihari qui travaillent à la constante rénovation de la route Leh-Manali. Ils vivent dans des conditions effroyables. C’est la faim qui les a poussés jusqu’ici, depuis leur région natale, l’une des plus pauvres de l’Inde, à plus de 2000 km du Ladakh. Ils exécutent cinq mois par an un travail de forçat pour à peine 5 euros par jour.

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Col du Taglang La, deuxieme col carrossable le plus haut du monde (5200 m)

Le lac Tso Kar et ses paysages lunaires

Après 3 h de route, nous pénétrons dans la plaine de Tso Kar, avec au centre son immense lac blanchi par le sel. A l’approche du lac, un groupe de Kyang (ânes sauvages endémiques du Changtang) fuient à la vue de notre véhicule. Nous nous arrêtons aux abords du lac pour toucher les monticules de sel puis rejoignons le campement de Nuruchan, situé au Sud du lac, point de départ de notre trek au Changtang, entre le lac Tso Kar et le lac Tso Moriri. Nuruchan, c’est la désolation à l’état pur, le vide, tout est minéral.

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Notre campement à Nuruchan
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Nuruchan
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Au-dessus de Nuruchan

Je monte à pied jusqu’à une crête qui domine la plaine, au-dessus des lacs Tso Kar et Tsarsapuk Tso. La vue est un tableau digne d’un mirage mystique : une mer intérieure blanchie par le sel, suivi d’un lac bleu azur entouré d’étendues d’herbe d’un vert vif au milieu desquelles coulent de multiples ruisseaux qui forment des S, puis un ermitage solitaire plus proche, ainsi que quelques chorten (stupa) et tout autour, des sommets dépassant les 5500 mètres. Assis sur les ruines d’une place forte, avec ses tours et ce qui ressemble à de petites casernes, je médite plusieurs minutes devant ce spectacle. Il y a quelque chose de féerique au Changtang, une sorte de beauté cristalline qui vous saisit intégralement.

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La plaine du lac Tso Kar
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Le Lac Tso Kar
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Entre terre et ciel au Changtang

Le plateau du Changtang s’étend depuis le Ladakh à l’Ouest jusqu’à la province du Quinchai à l’Est sur une superficie d’environ 800 000 Km2 (plus que la superficie de la France métropolitaine). Encerclé par d’immenses chaînes de montagnes, le Changtang est redoutablement isolé. La collision géologique qui a créé le plateau tibétain, qui fut jadis la Téthys, cet océan primordial qui se vida il y a quarante millions d’années, lorsque la plaque tectonique de l’Inde, alors un continent, vînt percuter le ventre de l’Asie, fit jaillir l’Himalaya au Sud, le Karakoram au Nord-Ouest et la cordillère du Kunlun envahie par le désert au Nord. Avec une altitude moyenne de 4500 m, des précipitations très faibles et des hivers très rigoureux, le Changtang est le plus haut désert au monde. La densité de population est très faible (0.2 habitants au km2 en moyenne), et les populations sont essentiellement des nomades – les Drok Pa appelés aussi Chang Pa – qui vivent de l’élevage du yak et des chèvres Tchang-ra produisant le pashmina (le « duvet » de laine servant à la confection des shawls en Cachemire). De nombreux lacs s’étalent sur le plateau, les plus hauts du globe, dont on extrait le sel en grande quantité. L’or blanc était autrefois, avant l’invasion du Tibet par la Chine, la monnaie d’échange des caravaniers qui descendaient au Népal, vers le Sud à travers les hautes vallées himalayennes – le Dolpo et le Mustang en particulier – mais aussi en direction du Punjab et du Cachemire en passant par le Ladakh.

Dans cet air raréfié, à 5000 m d’altitude, les violents changements de températures craquèlent les rochers et pulvérisent les falaises. Le rayonnement solaire est si intense que sa chaleur remonte du sol et appelle des vents glacés et d’immenses tempêtes de poussière. Des chutes de neige peuvent alterner en une seule journée avec de la grêle et un soleil à cramer la peau.

Autour du lac Tso Kar, je devine l’emplacement de cinq campements de nomades, avec leurs enclos en pierre, vides en cette période de l’année. Il nous faudra donc attendre patiemment le lendemain pour rencontrer les nomades Chang Pa. En chemin vers notre campement, je croise un petit pika (proche du lapin) qui s’affole à ma vue. Ce que je croyais être un lieu sans vie s’avère en fait abriter de nombreux animaux. Ainsi quelques minutes plus tard un kiang (âne sauvage) s’approche à seulement une centaine de mètres de notre tente tandis qu’un immense rapace tourne au-dessus de nous pendant un temps, avant de disparaître derrière des crêtes.

La faune sauvage du Changtang est à la fois riche et fragile. On compte des centaines d’espèces d’animaux ; parmi eux le yak, le bharal, la gazelle, le kiang (la plus grande race au garrot d’âne sauvage), le cerf de Thorold sont en grand nombre malgré l’aridité du sol. Le Changtang abrite aussi le léopard des neiges, le lynx, le loup, l’antilope du Tibet, dont les cornes du mâle font plus de deux fois la taille de l’espèce au garrot, et qui fut pourchassée durant le siècle dernier pour son poil, permettant la fabrication du shatoosh (tissu presque invisible par sa grande finesse). Le plateau tibétain rassemble aussi de très nombreux renards du Tibet, ainsi que des marmottes et des pikas. La grue à cou noir, la seule grue qui peut vivre jusqu’à des altitudes de 5000 m, y a également élu domicile.

Revenu au campement alors que le soleil se couche derrière une crête, le froid descend avec les ombres de la nuit et un vent glacial racle le plateau. J’aperçois au loin une colonne de fumée et des petits points qui avancent dans notre direction. Au fur et à mesure que les points se rapprochent, je réalise qu’il s’agit d’Angchuk qui monte King et ferme la marche de sa caravane de mules au trot. Parti douze heures plus tôt de Gya, Angchuk nous apprend à son arrivée qu’il ne s’est arrêté que deux fois en chemin, pour faire boire ses bêtes. Malgré son éternel sourire jovial, on lit la fatigue sur son visage ainsi que sur les corps endoloris des mules et de King.

Chez les Chang Pa tibetains de Rajun Karu

Le lendemain, une ‘’petite’’ journée de quatre heures de marche et le passage d’un col à 4900 m nous attend pour rejoindre Raju Karu. Après trois heures de marche, nous atteignons le col et y croisons un couple de bergers Chang Pa qui accompagnent leur centaine de chèvres paître dans les hauts pâturages. Nous hésitons d’abord à nous approcher d’eux en raison de la présence de leur énorme chien qui nous regarde avec méfiance. Les chiens de bergers tibétains sont si féroces que les voyageurs du monde tibétain portent une amulette représentant un dogue retenu par une chaine qui fixe l’éclair mystique ou dorje, avec l’inscription : ‘’La gueule du chien bleu est muselée d’avance’’! Jigmet nous convainc finalement d’avancer alors que le chien se recouche d’un air nonchalant. Après quelques échanges, Tenzin, en joie, m’explique que leur accent tibétain est semblable au sien. Nous réaliserons plus tard que ces bergers sont des nomades tibétains du campement de Rajun Karu, dont toute la communauté a fui le Tibet en 1959, après l’invasion de leur pays par la Chine.

A l’approche du campement de Rajun Karu, nous longeons un long mur à Mani, avec des pierres sur lesquelles les nomades ont inscrit depuis des générations Om Mane Padme Hum, tandis que des bouddhas sculptés sont effacés par le temps. Rajun Karu abrite une trentaine de familles, originaires de Derge, dans la région du Kham, située à l’Est du Tibet, a plus de 2000 km à vol d’oiseau du Ladakh. Seuls les anciens, âgés de plus de 60 ans sont venus du Tibet, entre 1959 et 1965. La plupart des nomades sont nés ici, au Changtang indien, mais ont toujours le statut de réfugié, apatride… Situation précaire qui n’empêche pas le succès économique de leur communauté d’environ quarante familles qui possède environ 8000 chèvres pashmina, des centaines de moutons, de yaks et plusieurs dizaines de chevaux. Grâce à l’argent récolté par la vente de la fameuse laine de chèvre pashmina, les nomades tibétains du Changtang achètent entre autres des pick up qui remplacent petit à petit les chevaux, et qui sont utilisés principalement au moment où les nomades changent de campement, a raison de six fois par an. La culture du cheval est millénaire au Changtang, et son déclin n’est aujourd’hui attenué que grâce à l’activité du trek, car il faut compter un à deux chevaux par trekkeur (en fonction de la durée du trek) pour les besoins du portage du matériel (tentes, nourriture, matériel de cuisine, etc…).

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Chèvres pashmina à Rajun Karu

En fin d’après-midi, nous découvrons le campement et sommes rapidement invités à nous asseoir à côté d’une femme assise devant sa tente, entourée de ses enfants, qui baratte du yaourt dans une outre en peau de chèvre qu’elle fait rouler sur ses cuisses. La femme propose à Lhamo, fascinée par ce spectacle, de lui montrer comment s’y prendre. D’abord intimidée, Lhamo s’y essaie avec rigueur et prend vite le rythme. Devenue experte, elle goûte au délicieux breuvage avec gourmandise.

Nous rencontrons ensuite un jeune lama qui nous invite à entrer sous la tente de sa famille à qui il rend visite durant quelques jours. Une dizaine de nomades sont assis en tailleur devant un Rimpoche (grand lama) tibétain d’une soixantaine d’années, qui est l’un des responsables d’un monastère de Choglamsar, bourgade périphérique de Leh, qui accueille plusieurs milliers de réfugiés tibétains. Lunettes ‘’Old School’’ vissées sur le nez,  son visage est rond et son regard espiègle. Alors que je m’assieds et réponds aux questions qu’il me pose dans un anglais impeccable, j’ai la sensation d’être scanné jusqu’au fond de l’âme par une force tranquille et bienveillante. La maîtresse de maison nous offre du thé au beurre de yak qu’elle nous invite à saupoudrer de tsampa, la farine d’orge. Les nomades me regardent avec curiosité et font fleurir des sourires francs et chaleureux sur leur visage cramé par le soleil. Le grand Lama reprend sa conversation avec les nomades, dans leur langue, et son auditoire écoute l’air grave. Tenzin me traduit ses paroles : il redoute le moment où le Dalai Lama mourra car alors, la pression sur la communauté tibétaine du Ladakh sera plus forte de la part des autorités indiennes… Il explique aussi à son auditoire que la vie nomade est certes difficile, mais que la vie de sédentaire sans cheptel l’est plus encore, et qu’avant de se décider à quitter les hauts pâturages – une réalité de plus en plus fortes ces dernières années – il faut bien réfléchir, car c’est une décision lourde de conséquences, sachant qu’une fois les bêtes vendues, il est impossible de revenir en arrière… Le jeune moine s’assied à mes côtés et m’explique qu’il s’ennuie beaucoup ici, et qu’il a hâte de retrouver son monastère situé à Choglamsar. Lorsque je lui demande ce qui lui manque au campement, il me répond sur le ton de l’évidence : ‘’Internet’’ ! Tenzin profite de la présence de nomades ‘’anciens’’ pour leur poser des questions sur leur vie au Tibet, leur fuite en direction de l’Inde, leurs premières années passées ici au Ladakh. Les réponses restent évasives et Tenzin sent qu’à l’évidence ses questions rappellent des moments trop douloureux pour être partagés, surtout devant la caméra d’un étranger…

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Refugié Tibétain à Rajun Karu

Tenzin, qui parle le tibétain Chang Pa, est ici comme un poisson dans l’eau. En échangeant avec les membres de la communauté, elle réalise à quel point son mode de vie diffère du leur, et donc de celui de Momo Tsuki, sa maman, lorsque celle ci vivait encore sur le Toit du Monde. De sa vie nomade, Momo Tsuki n’a jamais partagé ses souvenirs avec Tenzin. Par pudeur ? Nostalgie ? Ou peut-être parce que la vie de refugié oblige à penser au présent, sans laisser le temps de se retourner sur son passé, ni de se projeter dans le futur d’ailleurs, car trop incertain.

Après avoir bu de nombreux thés qui nous sont servis avec insistance par la maîtresse de maison, nous prenons congés et rencontrons des nomades qui arrivent de leur journée en montagne avec leurs bêtes. Malgré l’air mordant, les longues manches des manteaux de peau de mouton ne sont pas enfilés mais pendent des épaules et traînent par terre et les chapeaux style cowboy sont posés n’importe comment sur les têtes. Des femmes les rejoignent et portent des ceintures d’argent, des colliers d’ambre, de turquoises et de corail qui se massent autour des gorges. Un nomade nous explique que les loups rôdent ces temps-ci et qu’il ne faut pas nous étonner si les chiens aboient cette nuit… Ce même nomade s’est fait dévorer huit yaks l’hiver dernier par les loups… Ambiance !

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Sweet dreams à Rajun Karu

Tenzin souffle ses bougies à 5200 m d’altitude

Un troupeau de chèvres déboule à proximité de notre tente au point du jour, dans un grand martèlement de sabots. Les bergers crient et sifflent à l’adresse de leurs bêtes qui trottent. Ces chèvres sont robustes et capricieuses avec des yeux jaunes insolents et un tempérament effronté de sorte que les chiens de bergers trapus sont constamment occupés à courir à leurs côtés. Et partout où elles passent, elles broutent et l’érosion s’aggrave.

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Et si on adoptait deux chèvres ?

Lhamo se réveille avec excitation pour souhaiter un ‘’Joyeux Anniversaire’’ à Tenzin. Dans l’oreille, Lhamo m’explique qu’elle va demander à Dorje, cuisinier hors pair, de réaliser ce soir un énorme gâteau ‘’Roi Lion’’ à la crème couleur ‘’bleu’’ avec ‘’plein de bougies qu’on soufflera tous ensemble’’. Au sortir de la tente, nous constatons que notre tente est blanchie, et le ruisseau est gelé, avec des aiguilles de glace qui brillent à la surface.

Nous nous mettons en marche et débutons l’ascension qui nous prendra trois heures pour atteindre le col à 5400 m par un sentier raide sur la dernière heure. Le paysage érodé au sol pilé par les sabots des chèvres et des moutons n’est que collines usées, désolées et stériles. Nous peinons tandis qu’un berger, les mains derrière le dos, accompagné de ses 200 chèvres qui le précèdent nous double l’air de rien… Assis sur un rocher au niveau du col, il nous attend et nous explique qu’il descend dans la vallée devant nous avant de revenir en fin de journée au campement. C’est au bas mot 1000 m de dénivelées positifs le tout à 5000 m et cet exercice constitue son lot quotidien. Nous atteignons une très large vallée où nous déjeunons, après une heure de descente douce. Ne pouvant plus attendre jusqu’au diner, Lhamo confectionne un ‘’gâteau’’ avec la peau d’une tranche de pastèque sur laquelle elle fixe de petites fleurs, a la grande joie de Tenzin.

Nous reprenons la marche vers un nouveau col dont l’ascension est raide et rendue difficile par la digestion et l’altitude, et pour la première fois depuis le début du trek, je me surprends à remplacer ‘’Om Mane Padme Hum’’ par ‘’Mais qu’est-ce que je fais là ?’’ ! Le col se mérite, et arrivés au sommet la fatigue laisse place au bonheur à la vue de cet éblouissant spectacle : devant nous s’étendent de vastes paysages lunaires secs et fauves qui se prolongent jusqu’à l’intérieur du Tibet. Dans ce désert montagneux, aride et nu comme un monde situé au-dessus des nuages, seuls les plus hauts sommets sont blancs. Les pics et les ravins que nous avions rencontrés dans la vallée de la Markha se sont ici arrondis en croupes atténuées et en larges vallées désolées. Nous contournons par la gauche un grand cairn qui a été élevé, pierre sur pierre, par les voyageurs depuis des siècles, et Lhamo hurle de bonheur ‘’Lha-Gyel-Lho-So-So’’, ‘’Victoire aux Dieux’’.

A la descente, Jigmet me raconte ce qui est arrivé à son grand-père peu après l’invasion du Tibet par la Chine. Nomade Ladakhi, son grand- père avait l’habitude de voyager avec ses yaks chargés de sel, grain, et étoffes de l’autre côté de la frontière, au Tibet, pour troquer ses articles contre des bijoux, des objets religieux et du thé de Chine. A la fin des années 1950 – début des années 1960, il fut approché par les services secrets indiens pour ramener de ses voyages des renseignements sur la situation sur le Toit du Monde. Le grand-père, qui se prénommait Gyaltsen, accepta, semble-t-il contre des vivres, et lors du voyage suivant, alors qu’il avait passé la frontière et marchait en direction de l’Est avec son troupeau, il fut arrêté par l’armée chinoise, apparemment à cause d’une dénonciation.

Emprisonné durant plusieurs semaines, il fut torturé. Mais alors que les jours passaient, il échafauda un plan d’évasion.  Il vola d’abord un couteau, puis des allumettes, et encore un bol, ainsi que de la tsampa (farine d’orge), qu’il matelassa dans ses manches de manteau en poil et peau de yak, fermées à l’extrémité par de petites cordelettes. Une nuit, alors que les soldats chinois dormaient, il réussit avec l’aide de son couteau à ouvrir sa cellule et à s’évader.

Il passa plusieurs jours dans la montagne à marcher sans savoir où il allait. Il grelotait la nuit, n’osant pas allumer de feu de peur d’être repéré. La journée, il confectionnait un petit feu avec des racines et mélangeait la farine d’orge à l’eau chaude pour en extraire une sorte de bouillie coupe faim. Un jour, alors qu’il se cachait dans une grotte au-dessus d’une gorge, il entendit un groupe d’hommes parler en contre-bas, semble-t-il en tibétain. Pour s’assurer qu’il s’agissait bien de tibétains et non pas de soldats chinois, il jeta une grosse pierre en leur direction, et la, belle surprise, il entendit bien distinctement les hommes apeurés crier en tibétain. Il descendit la montagne au pas de course et se trouva nez à nez avec des tibétains et leurs yaks, chèvres et chevaux qui fuyaient leur pays en direction de l’Inde.

Le grand-père chemina avec eux jusqu’à la frontière, et les invita à séjourner dans son campement au Ladakh. La famille du grand-père le croyait mort ! Quelle joie d’accueillir Gyaltsan sain et sauf. Après s’être reposés durant un jour ou deux, ses nouveaux amis Tibétains demandèrent au grand-père de bien vouloir garder leur bétail, le temps pour eux d’aller chercher leur famille restée au Tibet, et de revenir s’installer au Ladakh, en attendant que les problèmes avec la Chine se résolvent. Les hommes revinrent au Ladakh quelques jours plus tard avec femme et enfants.

Ces hommes et ses femmes sont morts à l’heure qu’il est, tout comme grand-père Gyaltsen, mais leurs enfants et petits-enfants habitent toujours au Ladakh, et il leur est impossible de revenir vivre au Tibet, toujours partie intégrante de la Chine.

Lorsque Jigmet termine son récit, Lhamo, qui trône sur son cheval juste derrière nous, me demande prestement de lui partager cette histoire, elle qui a compris des bribes de notre échange (mélange de hindi et d’anglais) et surtout perçu l’intensité avec laquelle Jigmet me comptait l’histoire et ma fascination en l’écoutant.

Depuis (j’écris ces lignes trois mois après que Jigmet nous ai partagé ce récit), Lhamo a compté l’histoire de grand-père Gyaltsan à de nombreuses reprises, parfois même a des personnes qu’elle a rencontré pour la première fois, avec moult détails, en particulier le fait de placer de la tsampa dans les manches du manteau fermées par une ficelle, technique qui l’a totalement subjugué.

Nous passons nos journées à marcher et admirer le paysage qui défile lentement, émerveillés par tant de beauté brute. La marche avale les vagues à l’âme. J’ai toujours pris plaisir à marcher, et dans n’importe quelles circonstances. A la campagne, le long des côtes, en ville ou dans les bois, et surtout en montagne. D’abord avec mes parents, puis seul ou avec des amis et avec des clients trekkeurs. La marche est un acte thérapeutique, transformationnel : le moral s’améliore à chaque pas grâce à ses vertus polymorphes. Elle calme et stimule en même temps, elle insuffle de l’énergie, libère nos endorphines, dynamise notre réflexion, chasse le doute, et est source d’inspiration et de créativité. On se fiche de la destination finale, le but est d’avancer. Cependant accéder à la plénitude de la marche demande quelques jours pour se libérer de ses ‘’bagages’’ et c’est dans ces contrées lunaires du Changtang que je commence à me sentir léger, ancré dans le présent, après une dizaine de jours de marche depuis le bas de la vallée de la Markha.

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Infiniment petit au cœur de l’infiniment grand

A peine arrivés au campement, un crachin se met à tomber, qui va durer plus de deux heures. Ambiance apocalyptique alors que notre campement – le plus haut de tout le trek – est posé dans le fond d’une vallée vide, à 5200 m d’altitude. Une fois les nuages partis, les montagnes qui nous encerclent sont blanchies dès 5500 m.

Ça ne chôme pas en cuisine ! Une odeur de gâteau embaume l’espace de la tente-cuisine. Dorje a préparé un magnifique gâteau au chocolat, cuit au gaz, tandis que Angchuk prépare une savoureuse crème au blanc d’œuf battu et que Jigmed confectionne un entonnoir en papier qui servira à presser de la confiture d’abricot pour écrire sur les instructions de Lhamo  »Je t’aime Maman » et dessiner  »un gros cœur ». Lhamo est aux anges et donne des directives précises sur la taille des lettres. Ne manque plus que la bougie trouvée dans le camp de Rajun Karu la veille pour parfaire cette œuvre d’art réalisée à 6 mains plus une cheffe d’orchestre à plus de 5000 m, et sans four ! Arrive bientôt l’heure du ‘’Happy Birthday to You’’, suivi de la désormais quotidienne danse de Lhamo sur le tube népalais  »Kutu Ma Kutu » que Dorje prend plaisir à jouer sur la playlist de son téléphone portable.

Du dernier col, vue plongeante sur le lac Tso Moriri et la frontière tibétaine

Après une nuit pluvieuse, le ciel est bleu ce matin, et nous remercions Mère Nature de nous préserver de la drache pour notre dernière journée de trek au Changtang. Deux heures trente de marche sont nécessaires pour rejoindre le dernier col de notre voyage au Ladakh, qui se trouve être aussi le plus haut, à 5430 m. La montée est douce et suit le torrent. Pourtant à 5000 m, le moindre geste demande un effort.

A l’approche du col, le soleil disparait, soudainement remplacé par des nuages épais et cotonneux. Du col, le décor est féerique : devant nous, dans un silence abyssal, les eaux profondes du lac Tso Moriri, couleur bleu de paon, sont parcourues de zébrures. En deuxième plan les steppes violacées se déroulent à plat jusqu’ à la frontière tibétaine. Et en toile de fond, une chaine de montagnes ininterrompue avec des sommets culminant à plus de 6000 m scintille à l’horizon sous des nuages lourds et statiques, qui marquent la frontière avec le Tibet. Nous sommes à quarante kilomètres à vol d’oiseau du Toit du Monde. Le paysage, dans sa claire immobilité, pourrait aussi bien être une peinture née de l’imagination d’un artiste qui aurait voulu représenter l’immensité brute.

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Lac Tso-Moriri (4500 m)
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Des bergères aux environs du lac Tso Moriri
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Nomade Chang Pa aux environs du Tso-Moriri

Tenzin et moi sommes comme électrisés par ce spectacle. Rien d’autre n’existe en cet instant. Je ressens des picotements – la chair de poule – et les larmes coulent doucement sur mes joues. Nous sommes cloués là, ensemble, et communions en silence. Même Lhamo, habituellement si prompte à parler, crier et courir lorsque nous atteignons un col, est ici silencieuse. Nous sommes comme happés par la vision de cette chaine de montagnes que nous pourrions techniquement atteindre en trois jours de marche avant de fouler la terre des ancêtres de Tenzin et de Lhamo, mais dont l’accès leur est interdit en raison de la consonance tibétaine de leur prénom.

Des flocons de neige font leur apparition alors que nous reprenons la marche. Nous peinons pour descendre dans des éboulis entrecoupés de terre fine et poussiéreuse, mais le lac Tso Moriri, toujours visible, vient largement compenser la pénibilité du sentier. Tout n’est que gris pastel, jaune et ocre, et le seul son provient des claquements de nos bâtons de marche sur les cailloux. Après une heure de marche, le soleil ré apparaît tandis que le chemin s’aplanit et ouvre sur une plaine désolée. Dans cet air raréfié où une silhouette se distingue à plus de cinq kilomètres de distance, nous distinguons le campement de nomades de Korzok Phu.

Je ressens un mélange de joie et de mélancolie alors que nous touchons le but de notre voyage au Ladakh: le désarroi consécutif à l’aboutissement d’un évènement depuis longtemps attendu. Le spleen se trouve renforcé par la marche à plat à laquelle nous n’étions plus habitués et que je trouve monotone après quinze jours de montées et de descentes, mais il suffit de lever les yeux sur le sommet lumineux du Mentok (6200 m) et son glacier qui tombe quasiment à la verticale dans notre direction pour retrouver le sourire et savourer l’instant.

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La chaîne du Mentok depuis la plaine de Korzok Phu
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La plaine de Korzok Phu
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La plaine de Korzok Phu

Nous atteignons le campement nomade de Korzok Phu tandis qu’un vent désordonné fouette la poussière. Dorje et Angchuk, qui sont descendus du col au pas de course, s’affairent en cuisine pour fêter dignement la fin du trek et partager un dernier repas avec Angchuk, qui, demain avant l’aube, rejoindra son village de Gya accompagne de King et des mules. C’est avec une grande tristesse et de gros câlins que Lhamo dit au revoir à son cheval ‘King’’, qu’elle espère revoir bientôt, ‘’et qui pourrait venir avec nous chez Yakari au Colorado’’ (‘’Yakari’’, jeune indien des Amériques qui monte son super cheval ‘’Petit Tonnerre’’ figure en tête liste de ses dessins animés préférés…).

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Notre campement à Korzok Phu

Tenzin, Lhamo et moi réalisons chaque jour la chance que nous avons de partager ce moment de vie avec Jigmet, Dorje et Angchuk, qui chacun à sa façon, participe à faire de ce trek un voyage extraordinaire. Tous les trois portent une attention particulière à Lhamo. Dorje ne cesse de lui proposer des biscuits, de lui confectionner des mélanges savants au petit déjeuner, et s’amuse beaucoup à lui chanter des chansons ladakhi et népalaises, tandis qu’Angchuk a très vite perçu que Lhamo adorait les chevaux et l’inclut chaque jour dans les activités de montage et démontage des selles et des bagages. Jigmet, qui passe ses journées à marcher avec Lhamo et King, se montre d’une patience infinie, même lorsqu’elle lui chante le plus fort possible ses tubes préférés ‘’Ella elle l’a’’, ‘’Kutu Ma Kutu’’, ‘’Libérée, délivrée, je ne mentirai plus jamais’’ – oui, ses goûts musicaux sont éclectiques – ou lorsqu’elle le réveille en le chatouillant durant la sieste. Lhamo leur rend bien la considération qu’ils lui portent, elle qui grandit si vite à leurs côtés. A la confiance mutuelle qui s’est très rapidement installée entre l’équipe et Lhamo s’en est suivie une complicité joyeuse. Particulièrement impressionnée par Jigmet, Lhamo m’a dit vouloir devenir ‘’petite guide’’ quand elle sera ‘’un peu grande’’.

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Jigmet, Lhamo et King en direction du Gyama Barma La (5200 m)

Lhamo loupe l’école, mais en l’espace de quinze jours, elle a vécu un bout de vie d’une richesse inouïe. L’école de la vie, qui la rend plus épanouie, plus curieuse, plus agile et plus confiante aussi.

Immersion chez les nomades de Korzok Phu

Je suis réveillé à cinq heures par le son des cloches des mules et de King, signe du départ d’Angchuk et de sa caravane. Le son s’amenuise petit à petit, remplacé par les aboiements des chiens au loin. J’imagine Angchuk trotter avec fougue dans cet air glacial et me rendors, bercé par les souvenirs de ces deux dernières semaines, constitués de marche, de rires, de belles rencontres, de cols venteux d’où l’on a l’impression de toucher le ciel.

Levé à l’aube, j’observe l’activité du campement. Une fine colonne de fumée s’échappe du centre du toit de chaque tente. J’imagine les nomades, assis devant leur poele, boire leur thé au beurre salé mélangé à de la tsampa. Les Chang Pa sortent les uns après les autres et ouvrent la porte de l’enclos dans lesquels sont logés les chèvres et les moutons. Les bêtes s’extirpent dans un élan d’énergie débordante puis restent libres une heure environ à paître autour de l’enclos, le temps pour Tenzin, Lhamo et moi de petit-déjeuner.

Nous rejoignons ensuite une famille et leur troupeau que les nomades réunissent rapidement avant d’attacher les chèvres à une longue corde en laine de yak, tète bèche, et de commencer à les traire. Une femme propose à Lhamo d’essayer. Elle ne se fait pas prier et son visage rayonne lorsqu’après quelques tâtonnements, le précieux liquide chaud coule dans le sceau. Les bergères la félicite avec de nombreux sourires et plaisantent en demandant à Jigmet de la ramener demain matin pour les aider à la traite.

Les femmes Chang Pa, avec leur visage rond, large et plat, des lèvres charnues, des joues rosées sur des pommettes saillantes et le regard paisible, sont à la fois gracieuses, rieuses et spontanées. La convivialité des femmes nomades s’oppose à la désolation de leur territoire glacial.

Il faut environ une heure aux quatre nomades pour traire la centaine de chèvres, avant qu’une jeune bergère ne prenne le chemin des montagnes avec le troupeau. Une fois les berger-es parti-es dans les pâturages, il ne reste que les enfants et les anciens, et le campement est plongé dans le silence que seul le braiement des ânes vient perturber par intermittence.

Nous prenons congé et poursuivons notre balade dans le campement jusqu’à la tente des parents de Jigmet. La mère de Jigmet fabrique un tapis sur son métier à tisser qui viendra embellir la tente. En nous voyant arriver, elle sourit paisiblement, ne montrant pas le moindre étonnement au fait que Jigmet soit accompagné d’une tibétaine, d’un enfant métis et d’un caucasien caméra au poing. Jigmet et sa mère se retrouvent comme s’ils s’étaient quittés la veille, alors même qu’ils ne se sont pas vus depuis plus de trois mois. Son père est absent, parti avec d’autres nomades inspecter le prochain campement, à la frontière tibétaine, dans lequel les nomades emménageront d’ici une vingtaine de jours, après avoir passé deux mois à Korzok Phu. Nous sommes invités par la mère de Jigmet à entrer sous la tente.

La tente des nomades Chang Pa est un univers confiné, ordonné, raffiné, accueillant et doux, qui contraste avec l’immensité froide du Changtang. Sorte de cocon qu’une atmosphère feutrée et une douce pénombre rendent reposant. Un refuge chaleureux pour les nomades qui passent une grande partie de la journée dehors. L’intérieur forme un carré de quatre mètres de côté, creusé à environ soixante centimètres en-dessous du niveau du sol, entouré de pierres, pour une meilleure isolation. L’espace est séparé en trois avec le poil au centre, devant lequel est disposé un tas de bouses de yak et de racines, le seul combustible au Changtang. A gauche, l’espace de la maîtresse de maison, entouré d’étagères sur lesquelles sont disposés les ustensiles de cuisine et les vivres ; à droite l’espace pour les invités et le couchage ; au fond, l’espace religieux, l’autel bouddhiste, avec ses bougies, ses coupes, des photos du Dalai Lama et d’autres Rimpoche, quelques sculptures et des khatak, écharpe qui symbolise la bienveillance, la compassion. Le sol est en grande partie recouvert par des tapis ainsi que des couvertures et des tables basses. Ces dernières sont un élément nouveau dans l’habitat nomade, qui permet aux Chang Pa de ne plus être surnommés par les ladakhi sédentaires  »les gens qui mangent par terre ».

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Enfants Chang Pa

Nous sommes invités à nous asseoir tandis que la mère de Jigmet s’accroupit devant son foyer et prépare un thé tibétain en guise de bienvenue. Nous lui avons ramené des fruits et légumes, car sur ces hautes terres nomades, les légumes et plus encore les fruits sont quasiment absents des repas. Nous nous réchauffons à côté du poele sur lequel repose une casserole remplie de lait en ébullition. Les tentes en laine de yak ou en grosses toile offrent une protection bien fragile dans l’air glace du haut plateau, alors pour essayer de se réchauffer, les nomades entretiennent presque constamment un feu avec de la bouse de yak.

La vie nomade, pour combien de temps ?

Nous profitons de ce moment sous la tente familiale de Jigmet en cette dernière journée au Changtang pour échanger avec lui sur la vie de sa communauté. Environ 4500 nomades se partagent l’immense territoire au Changtang ladakhi, d’une superficie d’environ 15 000 Km2, soit une densité de population de 0,3 habitants au km2, sur une superficie égale à deux fois la Corse. Les pasteurs de Korzok Phu constituent l’un des quatre groupes principaux de nomades du Ladakh. Ils vivent de l’élevage de chèvres, moutons, yaks et chevaux. Chaque famille possède entre 300 et 500 chèvres, et la plupart des familles ont gardé quelques moutons, yaks, chevaux et ânes. Six fois par an, le groupe se déplace à la suite de ses troupeaux empruntant des sentiers qui le conduit saison après saison dans les mêmes lieux. Au printemps, en été et à l’automne, la communauté vit dans les tentes regroupées en campements. Au cœur de l’hiver, alors que la température descend jusqu’à -40 degrés la nuit, les nomades trouvent refuge à deux pas de la frontière tibétaine dans des petites maisons construites en pierre sèche et au toit plat recouvert d’un mélange de terre et de bouse de vingt mètres carrés conçues sur le même modèle que les tentes.

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Nomade Chang Pa aux environs du Yalung La (5400 m)

Jigmet est l’un des seuls Chang Pa de Korzok Phu de sa génération à avoir terminé la ‘’high school’’ (l’équivalent du lycée), et ils sont deux dans sa communauté à avoir poursuivi des études supérieures, jusqu’à la licence. Jigmet vit désormais une partie de l’année à Choglamsar – près de Leh – avec son épouse, d’origine nomade elle aussi, mais passe le plus dur de l’hiver sur le plateau du Changtang pour aider ses parents et son frère à s’occuper du troupeau, tandis qu’il marche sur les chemins de treks du Ladakh en période estivale pour accompagner des trekkeurs avec Shanti Travel. Il ne s’imagine pas reprendre un jour la vie nomade mais espère – sans trop y croire – que son frère restera nomade une fois ses parents décédés car dit-il, ‘’c’est important de garder notre identité nomade’’.

Jigmet nous raconte que l’hiver dernier a été rude, avec de nombreuses chutes de neige, et la plupart des bergers ont perdu environ 15% de leur cheptel. Certains hivers sont encore plus destructeurs, et Jigmet se souvient d’un hiver particulièrement enneigé, alors qu’il était enfant, qui occasionna la perte de 80% du cheptel.

Les nomades ont une vie éreintante. Il n’y a rien d’anormal à rester dix heures en selle dans le vent, à donner de la paille jusque tard dans la nuit l’hiver aux bêtes qui, en raison de chutes de neige, ne peuvent pas atteindre l’herbe pour se nourrir.

Il y a encore une génération, les nomades acceptaient leur sort, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, eux qui aspirent à plus de sécurité, même au prix de l’abandon de leur vie nomade. Nombreux sont ceux qui ne veulent plus vivre l’hiver au Changtang, une saison vécue comme une épreuve difficile à surmonter. Ils désirent bénéficier des facilités de la vie moderne et s’ils n’ont pas une vision idyllique de la vie sédentaire, les nomades sont aussi conscients de l’image négative qu’ont d’eux les sédentaires : celle de bergers rustres, sales,  »mangeurs de viande » au caractère dur et impétueux.

Les nomades quittent peu à peu leur vie sur le plateau pour se sédentariser à quelques kilomètres de Leh, dans la bourgade de Choglamsar. Les raisons sont toujours les mêmes : la difficulté de vivre cette vie si rude, loin de l’école, les hivers à -40 degrés la nuit, l’hôpital à plus de sept heures de voiture, le manque de main d’œuvre pour s’occuper des grands troupeaux.

En vingt ans, plus de la moitié de la population a abandonné la vie nomade pour se sédentariser autour de Leh, principalement dans l’agglomération périurbaine de Choglamsar, implantée en plein désert où viennent se mélanger des refugies tibétains arrivés dans les années 1960 à la suite de l’occupation de leur pays par la Chine, et des migrants venus de différentes régions du Ladakh, attirés par la ville, ses services et ses promesses d’emploi. Ces nouveaux sédentaires, sans champs ni cheptel, constituent une main d’œuvre à bas coût sur un marché du travail saturé par la présence, surtout en période estivale, de nombreux migrants venus des régions les plus pauvres de la plaine indienne.

Contrairement au Tibet où le gouvernement chinois a sédentarisée de force les nomades durant plusieurs décennies, les nomades ladakhis et tibétains du Ladakh décident d’eux même de devenir sédentaires. Le gouvernement indien et des ONG ont multiplié aides et programmes de développement ces dernières années pour aider les nomades à poursuivre leur activité. Car la laine de pashmina avec laquelle sont tissés les fameux châles du Cachemire constitue l’un des plus gros revenus du Ladakh. Or sans bergers, pas de troupeaux et sans troupeaux pas de pashmina. Mais ces initiatives gouvernementales et associatives se sont révélées être un échec, car les nomades poursuivent inexorablement leur sédentarisation.

Ceux qui restent modifient peu à peu leur mode de vie : au sein des troupeaux, les chèvres ont remplacé les moutons qui, prisés au temps des grandes caravanes et du troc où sa laine s’échangeait contre du grain, sont aujourd’hui de faible rapport commercial. Les yaks sont menacés à leur tour. Avec la construction de pistes permettant le transport des biens par pick-up ou camion, l’usage du gaz au lieu de bouses pour la cuisson, et le remplacement progressif des tentes noires en poil de yak par des tentes en coton, l’utilité de ces gros mangeurs d’herbe est remise en question.

Cette polarisation sur l’élevage de chèvres – lui-même encouragé par le prix de la pashmina – n’est pas sans conséquence sur le couvert végétal livré aux piétinements des chèvres qui par ailleurs arrachent l’herbe qu’elles mangent. La désertification commence d’ailleurs à menacer les pâtures aux abords de certains campements.

Qu’adviendra-t-il des nomades du Changtang Ladakhi dans les prochaines décennies ? Selon Pascale Dollfuss, anthropologue au CNRS et spécialiste du Ladakh,  »Celui de figurants maintenus artificiellement dans des paysages grandioses servant de décors aux tournages de films ? D’animateurs de parcs nationaux chargés de « vivre à la nomade » pour la caméra des touristes de passage ? De techniciens de l’élevage, de bergers producteurs de pashmina formés dans les écoles et non plus en suivant leurs aînés ? De transhumants possédant une maison à Choglamsar et des troupeaux transportés l’été en camion [au Changtang] et menés paître l’hiver dans les pâturages d’altitude plus accessibles de la vallée de l’Indus délaissés par les agriculteurs du Ladakh central qui ont abandonné l’élevage pour s’adonner à des activités jugées plus lucratives comme la plantation d’arbres, le maraîchage ou le tourisme ? Il est aujourd’hui trop tôt pour le dire, mais quelle que soit la réponse, force est de constater qu’un mode de vie singulier est en train de disparaître ».

Le pashmina

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Chèvre pashmina

La laine de Cachemire est désormais prisée dans le monde entier depuis la démocratisation de la vente des shawls à partir des années 1980. De nos jours, la laine est produite dans plusieurs pays d’Asie. Ce qu’on sait moins, c’est que la laine la plus ancienne avérée de pashmina provient du Changtang (Tibet et Ladakh) et les premiers châles de pashmina ont été produits au Cachemire, avec une laine en produite au Ladakh, précisément sur les hauts plateaux du Changtang.

La laine de pashmina aurait été découverte au XIIème siècle par les Moghols. Ils s’aperçurent que vivant en altitude, sous des températures très basses, la chèvre produisait, sous son poitrail et sous son cou, un duvet d’une finesse et d’une douceur extrêmes. Dès le XVe siècle, la noblesse en Inde et en Perse aimait se vêtir de shawals pashmina. Le Pashmina est ensuite apparut en Europe dès le début du XIXe siècle.  Cette production était réalisée exclusivement au Cachemire à partir de laine du Changtang et représentait déjà une activité économique importante à la fois pour le Cachemire et le Ladakh.

Non seulement le Ladakh a été durant des siècles le premier producteur de laine de pashmina mais il a aussi constitué un carrefour commercial du pashmina de premier ordre, entre l’Inde, la Perse, l’Asie Centrale, le Tibet et la Chine. Transitaient dans la vallée de l’Indus et dans le bazar de Leh une grande variété d’articles, et en particulier d’Inde arrivaient les épices, le coton, le blé et les colorants naturels, tandis que les shawls de pashmina et le safran provenaient du Cachemire, les abricots secs du Baltistan, le thé de Chine via le Tibet, la soie brute et le haschisch du Turkestan chinois et la laine de Pashmina du Changtang (à la fois côté ladakhi et côté Tibet), et plus tard les produits manufacturés d’Europe, via la Perse.

Avant l’avènement de la route entre Leh et Srinagar (1962), en plus des producteurs de laine Chang Pa, des tisserands et des vendeurs Cachemiri de pashmina qui bénéficiaient économiquement de la fameuse laine, de nombreux intermédiaires caravaniers, eux aussi tiraient profit de ce produit, sachant qu’il fallait compter plusieurs semaines pour parcourir les 700 kilomètres qui séparent le Changtang du Cachemire. L’accès à l’indépendance de l’Inde et la partition entre le Pakistan et l’Inde en 1947, puis l’arrivée au pouvoir des communistes en Chine en 1949 et l’annexion du Tibet par les Chinois modifia totalement les règles du commerce au Ladakh, avec la fermeture des frontières, et l’enclavement soudain de la région. Alors que durant des centaines d’années, l’unique région productrice de Pashmina fût le Changtang, à partir des années 1960 et surtout depuis les années 1980, avec le boom de la demande internationale, de nouveaux producteurs ont vu le jour, en Chine, en Mongolie, en Turquie, et en Asie Centrale.  Aujourd’hui, 80% de la production de laine de Cachemire provient de Chine (Mongolie intérieure), tandis qu’à peine 1% est produite au Changtang ladakhi.

Pour autant, 35000 à 45000 personnes dépendraient aujourd’hui de la production et de la confection de pashmina dans l’ensemble régional comprenant le Ladakh, le Cachemire, le Jammu et le Punjab. Rien qu’au Changtang ladakhi, ce sont 900 familles nomades, soit environ 4500 personnes, dont la quasi unique source de revenue provient du pashmina, et environ 50 tonnes de ce duvet très recherché, souvent appelé « l’or en fibre » pour la finesse de son toucher, sont produites dans la région chaque année.

La laine de Pashmina est prélevée sur une petite chèvre de montagne, la Capra Hircus, appelée également Tchang-ra. Cette chèvre de montagne vit toute l’année à plus de 4000 mètres d’altitude. Au printemps, après les grands froids himalayens, les bergers nomades recueillent, sur le cou et le torse, un petit duvet blanc ou beige sous les longs poils du pelage. Les chèvres ne sont pas tondues, leurs poils sont coupés aux ciseaux et, brin par brin, le pashmina est séparé du reste de la toison. Plus l’altitude de l’élevage de l’animal est élevée, plus la qualité de la fibre est grande : à haute altitude, la chèvre produit une laine de meilleure qualité afin de lutter contre le froid. Une fois la laine séparée (seuls 30% des poils sont purs) et nettoyée, elle est transportée dans la vallée du Cachemire pour être tissée et transformée en des foulards et châles puis exportée dans la plaine indienne et à l’étranger. Ces dernières années ont aussi vu apparaitre des ateliers de tissage à Leh, dont les châles sont vendus sur place. Les maîtres tisserands confectionnent des châles d’une qualité exceptionnelle sur des métiers à tisser rudimentaires, car ce fil de laine est trop fin pour être tissé par des machines. La fabrication d’une étole nécessite beaucoup de temps et de savoir-faire.

Contrairement à la Mongolie intérieure (Chine) et la Mongolie où on assiste à une sur exploitation des sols, le territoire du Changtang ladakhi n’est pas encore exposé à une désertification des sols à grande échelle, en raison d’une densité de chèvres beaucoup plus faible.

Le Tso Moriri, un Joyau turquoise au milieu du désert

En fin d’après-midi, je grimpe sur une montagne arrondie qui sépare la plaine de Korzok Phu du lac Tso Moriri pour y admirer le lac au soleil couchant. Long de 26 km et large de 4 km, le Tso Moriri est arrosé d’un soleil bas d’un horizon à l’autre tandis que des nuages noirs sont figés au-dessus des sommets de la chaine du Mentok.

Notre séjour aux confins du Tibet se termine après 15 jours de marche. Cette immersion dans la culture nomade du Changtang aura permis à Tenzin et Lhamo de se ré approprier leurs racines, chacune à leur manière.

Lhamo emporte avec elle des souvenirs enchanteurs de la vie nomade, un véritable compte de fée.

Tenzin, elle, a le sentiment d’avoir comblé un vide. Ce voyage a apporté des réponses à ses questions d’enfant, qu’elle avait fini par mettre de côté en grandissant.

Désormais c’est dans la région du Mustang que se projette Tenzin, sur les traces de son père, qui a passé de nombreuses années dans des vallées perdues, à la frontière entre le Népal et le Toit du Monde, dans le but de résister par les armes à l’occupation chinoise de son pays.

Ce sont donc de nouveaux horizons qui nous attendent, mais Jigmed, Dorje , Angchuk, et tous les Chang Pa que nous avons rencontrés, demeureront c’est certain, à jamais dans nos mémoires.

Assis là, sur un rocher en plein cœur du Changtang, alors que le lac Tso Moriri scintille en contre-bas, je re deviens enfant, en paix dans le présent, l’ici, le maintenant, car rien d’autre n’existe.

 

‘’Je suis simplement ce que je suis, ou du moins je commence à l’être. Je vis dans le présent. Je ne fais que me souvenir du passé, et j’anticipe le futur. J’aime vivre…’’. Henry David Thoreau.

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Baby is so happy

 

À suivre…

 

                                                                                    Alex Lebeuan, fondateur de Shanti Travel

 

Retrouvez le deuxième épisode de « À petits pas » ici.

 

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