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Sur les traces d’Alexandra David-Neel

Rencontre avec Jeanne Mascolo de Filippis

Alexandra David-Neel, la ‘’Femme aux semelles de vent’’, est considérée comme la plus grande exploratrice du XXème siècle.

Son œuvre la plus lue, ‘’Voyage d’une parisienne à Lhassa’’, qui la rend célèbre dans tout le monde occidental, retrace son incroyable périple pour atteindre la capitale interdite du Tibet, déguisée en mendiante et accompagnée du lama Yongden, son fils adoptif, sur plus de 4000 km à pied en 1924. Alexandra David-Neel est un personnage étonnant qui a connu 1000 vies.

Depuis de nombreuses années, Jeanne Mascolo de Filippis voyage dans les pas d’Alexandra David-Neel. Grande voyageuse, membre de la société des Explorateurs, diplomée des Langues O’ et réalisatrice, Jeanne Mascolo de Filippis est à l’origine d’un portrait d’Alexandra David-Neel réalisé pour France 2, en collaboration avec Antoine de Maximy. Elle vient également de publier ‘’Cent Ans d’Aventure’’, (Ed. Paulsen), un magnifique ouvrage sur cette immense Dame.

Jeanne, tu voyages dans les pas d’Alexandra David-Neel depuis de nombreuses années. Comment as-tu ‘’rencontré’’ Alexandra David-Neel ?

À l’âge de 25 ans, j’ai entrepris un long voyage initiatique avec mon compagnon de l’époque. Ce voyage nous a mené jusqu’en Inde et au Népal et à mon retour, je suis devenue accompagnatrice de voyages. Le « hasard » (Alexandra dirait qu’il n’y a pas de hasard) m’a amené à encadrer le premier voyage au Ladakh en hiver, de la toute jeune agence : Nouvelles Frontières. J’ai eu cette chance incroyable de faire partie de la première vague de voyageurs dans ces contrées encore inconnues du grand public. Transportée littéralement devant la beauté de tels paysages, peuplés de gens si attachants, ma passion pour l’Himalaya est née à ce moment-là. Tout naturellement mes recherches de lecture m’ont amené à découvrir (et dévorer !) les ouvrages d’Alexandra David Neel.

Qu’est-ce qui te fascines tant chez Alexandra David-Neel ?

Je crois que c’est avant tout sa détermination à suivre la voie qu’elle sentait devenir la sienne, sans se préoccuper ni des autres, ni des diplômes. Une autodidacte guidée par sa seule volonté, son intelligence, son intuition et bien sûr sa quête spirituelle. Je me suis souvent retrouvée en elle. Les mêmes tourments existentiels m’ont habité à l’adolescence, un même rejet des conventions et une espèce de quête de liberté et d’absolue. Il s’agit d’un engagement véritable. Du début jusqu’à la fin de sa vie, elle restera un esprit fier et libre, refusant le rôle imparti aux femmes de son époque. Et puis il y a cette curiosité du monde qui n’a d’égal que son art d’écrire et de transmettre.

Qui est Alexandra David-Neel, touche à tout, qui, à trente ans à peine, a déjà vécu plus d’une vie ? 

Rappelons le contexte. Une jeune femme qui nait à la fin du second empire (1868), fille unique de vieux parents qui lui procurent une enfance aisée mais dénuée d’amour. La seule destinée des femmes à l’époque est celle d’obéir à son mari et d’être mère. Très vite, elle étouffe sous l’austérité et l’autorité du christianisme et se sent une âme de rebelle. Quand elle ne « fugue » pas, elle se réfugie dans la lecture. Ses premiers maitres à penser sont les stoïciens. Viscéralement attirée par l’ailleurs, Alexandra se cherche : voyageuse, journaliste, anarchiste, cantatrice, bouddhiste et écrivaine, elle veut « expérimenter » la vie. Son but, qui se précise au fil du temps, est de devenir une femme de lettres et une exploratrice.

On a souvent l’image d’une érudite mystique et grande aventurière insensible et inébranlable. Or, ton livre dépeint une personne sensible, parfois vulnérable et emprise de doute, qu’on imagine même sensuelle et qui a besoin du regard des autres pour s’accomplir…

Il y a déjà beaucoup d’ouvrages biographiques sur Alexandra David-Neel relatant la vie de la femme qui a accompli un véritable exploit : celui de pénétrer dans Lhassa, la ville interdite. Mais si elle a déjà à ce moment là 53 ans, ce qui, à l’époque, peut être considéré comme le crépuscule de sa vie, elle a tellement vécu avant cela !

Qui était-t-elle ? Comment s’est-elle construite ? Cette première partie de sa vie est également traitée dans les biographies précédentes, mais parfois plus brièvement. Ma mission était de rédiger un ouvrage « textes et images ». Je devais donc associer des documents d’archives qui allaient éclairer le personnage, lui donner vie.

J’ai eu envie de m’attacher, de décortiquer et d’approfondir les échanges épistolaires auxquels j’ai pu avoir accès dans sa maison de Digne (transformée en musée). À travers sa multitude de petits carnets et d’agendas, ses annotations rédigées un peu partout dans les livres qu’elle lit, la manière dont elle s’adresse à son père puis à ses proches et enfin à son mari. Toute autoritaire qu’elle est, elle est également régulièrement en proie au doute. Cela la rend plus humaine, touchante presque, sans pour autant tomber dans la mièvrerie ou la sensiblerie.  Et puis il y a son sens de l’humour, de l’ironie qu’elle manie avec art sur elle-même comme sur les autres ! Je regrette presque de ne pas l’avoir davantage mis en exergue dans mon livre.

On découvre aussi une Alexandra David-Neel habitée d’un orgueil, d’un ego démesuré et d’une ambition dévorante… N’y a-t’il pas d’ailleurs une contradiction avec les préceptes du bouddhisme pour qui ‘’le monde est un mirage et ceux qui paraissent s’y attacher ne sont que des ombres’’ ?

Alexandra n’a jamais eu peur des contradictions qu’elle assume même au gré des circonstances. Féministe à 25 ans, elle prône l’union libre et l’émancipation des femmes mais finira dix ans plus tard par se marier pour obtenir cette reconnaissance de « femme de lettres » qu’elle veut à tout prix. Farouchement indépendante, elle sollicitera cependant, l’aide de Philippe bien souvent.

Bouddhiste prêchant le renoncement, elle se montrera cependant en même temps attachée à la reconnaissance de ses pairs et du monde. Et puis les contradictions ne sont elles pas nécessaire sur le cheminement de la vie, tout au long du sens qu’on essaye de lui donner ?

Ce qui caractérise Alexandra, c’est sa très grande lucidité alliée à une intelligence vive. Elle étudie et dévore livres et pensées. Elle a tout à fait consciente de ce qu’elle est, sa vie est comme une lente « transformation », une progression sur la voie, à l’image de ce que professe le Bouddha, expérimenter soi même pour mieux comprendre et avancer.

Certaines photos d’Alexandra David-Neel dans ton ouvrage sont très orchestrées, notamment une ou on la voit au Sikkim, drapée d’une belle robe tibétaine et d’un châle, assise au milieu de deux moines, eux debout, qui trônent, le regard vers l’horizon. De même lorsqu’elle est intronisée Lamani (femme Lama), elle ‘’se précipite chez le photographe’’ pour immortaliser ce grand jour. Peut-on dire qu’Alexandra David-Neel est une ‘’actrice née’’ ?

 Très certainement. Elle a mis en scène sa vie, créant en quelque sorte sa propre légende car elle aime le théâtre.  Il ne faut pas oublier que c’est elle qui choisit de rentrer au conservatoire et elle en ressort trois ans plus tard, avec un premier prix de chant. À ce moment-là, il lui est absolument nécessaire de gagner sa vie. Elle choisit de devenir artiste lyrique. Elle découvre alors le plaisir de revêtir un costume de prima donna, de se travestir, de voyager dans le temps et les époques au gré des destinées des héroïnes qu’elle incarne. Elle va partir jusqu’en Extrême Orient pour une longue tournée d’un an en tant qu’artiste d’une troupe d’opéra comique. De cette expérience, elle puisera des éléments autobiographiques pour écrire son premier roman, « Le grand art, journal d’une actrice », (qui vient enfin d’être édité cette année après être resté inédit jusqu’à ce jour. Edition le Tripode postface Samuel Thévoz).

Jusqu’à la fin de sa vie, elle restera extrêmement discrète sur cette profession qui l’a, c’est certain, beaucoup plus marquée qu’il n’y paraît. Plus tard, elle saura se mettre en scène dans ses romans, à l’image de Jules Verne qu’elle admire, mêlant habilement expériences vécues et contes recueillis.

Au cours de la lecture, on rencontre une Alexandra David-Neel avant tout éprise de liberté, elle qui écrit ‘’L’obéissance, c’est la mort’’. Pas facile à porter, surtout pour une femme a la fin du XIXème siècle …

Cette époque est celle d’un bouillonnement intellectuel et politique. Pour faire face à la modernisation de la société avec la révolution industrielle, qui creuse les inégalités, penseurs et militants se retrouvent. À Bruxelles à 24 ans, Alexandra rencontre Jean Hautstont, un militant anarchiste et musicien, avec qui elle vivra quelques années. Il lui présente le géographe, libre penseur, Elisée Reclus qui va devenir son mentor et maitre à penser jusqu’à sa mort en 1905. Grand géographe et humaniste, il prône la recherche du bonheur ici et maintenant. Il préfacera le manifeste libertaire qu’elle publie en 1900, « Pour la vie ».  Elle s’intéresse à tous les mouvements progressistes de cette fin de siècle et a déjà pour livre de chevet, celui du philosophe allemand, précurseur de l’anarchisme, Max Stirner, l’Unique et sa Propriété.

Marie-Madeleine, sa secrétaire durant les dernières années de vie d’Alexandra David-Neel dit d’elle qu’elle ‘’se serait fait Bon-Dieu pour aller voir le Paradis et Diable pour découvrir l’Enfer’’. Outre la liberté, peut-on dire que c’est aussi la curiosité qui caractérise Alexandra David-Neel ?

J’aime tout particulièrement cette phrase de sa gouvernante qui la connaissait si bien. Exactement, une curiosité insatiable pour l’ailleurs que j’évoquais plus haut. À 20 ans, elle écrit « Je suis jeune et mon âme a soif ». Il lui faut tout découvrir, être en mouvement, aller à la rencontre de ce qu’elle appelle « les paysages humains ». Elle veut comprendre, sa quête est avant tout spirituelle. Comprendre les religions, et plus précisément le bouddhisme, son aspect philosophique, qui, pour elle, répond aux questions existentielles qu’elle se pose. Elle s’y attachera toute sa vie durant et ne reculera devant aucun stratagème pour arriver à ses fins.

À l’aise dans tous les univers, qu’ils soient sociaux ou géographiques, c‘est pourtant l’Inde et surtout le monde tibétain qui vont ‘’happer définitivement’’ Alexandra David-Neel.  D’ou nait sa fascination pour le Tibet ?

À son époque, en cette fin de siècle le Tibet est à la mode, on le mythifie. Elle participe à cette aura de mystère qui enveloppe tout ce qui vient de l’Orient et en particulier des maitres tibétains. Dans sa recherche spirituelle, le bouddhisme lui propose une alternative au christianisme, qu’elle saisit à bras le corps. Elle est donc dans un premier temps, curieuse, mais aussi ambitieuse (devenir la première femme journaliste occidentale à obtenir une interview avec le 13ème Dalaï Lama, alors en exil en Inde). Cette rencontre va marquer un tournant, elle se prend au jeu d’aller chercher derrière les apparences de ce qu’enseignent les moines bouddhistes, l’origine des textes et des penseurs. Et au Sikkim, franchir la frontière Nord pour aller au Tibet est interdit. Quoi de plus tentant pour une âme aventurière que de braver les interdits ? Mais attention il ne s’agit pas d’une fascination béate. Elle est lucide et saura aussi remettre en cause et dénoncer la société moyenâgeuse de la théocratie tibétaine tout comme le système des castes indien.

Sa relation avec son mari est pour le moins originale, surtout pour l’époque, puisqu’en quarante ans de vie commune, les époux ne vivront ensemble qu’à peine plus de 5 ans… Mais ils entretiennent une correspondance durant toutes ces années de séparation géographique qui montre l’amour et l’estime qu’ils ont l’un pour l’autre. Philippe n’est il pas lui aussi un personnage extraordinaire ?

Pour exprimer le désir d’épouser une femme de l’envergure d’Alexandra, il fallait véritablement avoir un caractère aussi trempé que le sien !

Philippe et Alexandra vivent en union libre pendant presque 4 ans avant de finalement et contre toute attente se marier ! Les débuts de leur vie de couple officielle sont particulièrement houleux et trois ans plus tard la crise est si grave que la rupture est envisagée.

Quand par miracle, Philippe prononce un jour la phrase qui va tout changer : il l’autorise à envisager un lointain voyage. Encore une fois il faut se replacer dans le contexte. Laisser son épouse partir sans date de retour alors que l’heure de la retraite approche, peu d’hommes de l’époque étaient prêts à réaliser un tel « sacrifice ». Philippe admirait sa femme, cela semble évident. Dans sa vie bien rangée de colon qui profite d’une vie confortable sous un climat agréable, il avait envie d’un peu d’aventure lui aussi. Quand on lit attentivement toute leur correspondance (si importante que de nombreux passages sont encore inédits) on découvre un homme à l’écoute, attentif même, bien que ne partageant pas ses passions intellectuelles. Sans se laisser duper par les mille et une facettes de son épouse, il garde une certaine distance mais il adopte également une attitude extrêmement respectueuse et surtout « fidèle ». Pendant plus de trente ans, il saura être là partout où elle a besoin de lui, lui faisant, dans toutes les haltes les plus improbables de la terre, parvenir les sommes d’argent nécessaires à la poursuite de ses pérégrinations (les sommes provenant aussi bien du compte d’Alexandra que de celui de Philippe quand cela ne suffisait pas).

Alexandra David-Neel semble trouver la paix intérieure qu’elle cherche depuis son enfance au Sikkim, dans son ermitage a 3900 m d’altitude, a l’âge de 42 ans. Ne vit-elle pas alors une sorte de renaissance ?

Elle en parle comme d’une expérience unique. Elle est « initiée » au sens réel du terme. Peu d’occidentaux, qu’ils soient tibétologues reconnus ou simples aventuriers ont pu vivre une telle expérience. Le Gomchen de Lachen qui la prend pour disciple ne s‘y trompe pas. Il est un maitre tantrique reconnu. Il a vu en elle, au-delà de sa détermination, une possibilité de futurs échanges fructueux entre occident et orient, une « passeuse ». Sa force morale, supérieure à son endurance physique, lui permet d’accepter les périodes d’ascétisme que lui impose le maitre. Cette expérience est capitale dans sa vie et le Gomchen lui donne l’autorisation d’évoquer ses enseignements dans ses futurs récits.

Bien plus tard, Alexandra David-Neel devient sédentaire dans son ‘’Home’’, sa villa située sur les hauteurs de Digne, en Haute Provence, son ‘’Himalaya pour lilliputiens’’, et se consacre à l’écriture de nombreux ouvrages sur le Bouddhisme, dont certains sont très lus et même traduits.  A-t-elle joué un rôle important dans la transmission de la pensée bouddhiste en Occident ?

Elle est une personnalité atypique et son rôle l’est tout autant. Il est certain que son apport est immense. Non en tant que chercheuse pure et formée à la rigueur des analyses et des rapports mais en tant que femme de terrain et d’expériences. Le 14ème Dalaï Lama lui-même lui a rendu un hommage appuyé lors de sa première venue en France en 1982 reconnaissant en elle la femme occidentale qui avait le mieux connue un Tibet et une civilisation totalement disparue.

Si l’on souhaite voyager dans les pas d’Alexandra David-Neel en Asie, quelles régions et quel itinéraire nous conseilles-tu ?

Difficile voire impossible de tracer un itinéraire, elle y a passé plus de 25 ans !

Découvrir l’Inde bien sûr, mais en remontant depuis Ceylan, carrefour des voies de l’Extrême Orient, où elle débarquait à chacun de ses voyages et où se développait à la fin du 19èmesiècle un mouvement du renouveau du bouddhisme auquel elle a participé. Et puis surtout, le Sikkim et Darjeeling où tout a vraiment commencé pour elle. Les provinces tibétaines de l’Amdo (Kumbum, Yushu) et du Kham ainsi que la ville de Lhassa.

Propos recueillis par Alex Le Beuan – fondateur de Shanti Travel

‘’Cent Ans d’Aventure’’, (Ed. Paulsen), par JEANNE MASCOLO DE FILIPPIS

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